Une Parodontie holistique ET scientifique
L'un n'empêche pas l'autre (A. LIPSCHITZ). Rubrique ça, c'était avant du Dr M. Abbou
ÇA C’ETAIT AVANT… Une rubrique orchestrée par le docteur Michel Abbou Pour LS Magazine
Ces protocoles, techniques, matériels et matériaux que nous avons délaissés au profit de…
« Une Parodontie holistique ET scientifique : l’un n’empêche pas l’autre (A. LIPSCHITZ) »
Nous avons bien acté la récente naissance d’une nouvelle classification internationale des maladies parodontales et péri-implantaire… Mais rien n’y figure en termes de recommandations de prise en charge thérapeutique selon les stades et les grades qui y sont répertoriés. Le prochain colloque SICT MIEUX qui se tiendra le 16 janvier 2020 démontrera sûrement le polymorphisme existant en termes d’abords thérapeutiques face à ces affections qui atteignent une large majorité de la population. Christine Romagna fait partie des personnalités françaises les plus investies dans la sphère parodontale en tant que praticienne privée/publique et à titre d’enseignante universitaire. Elle lève ici (un peu) le voile sur le thème de la conférence qui lui a été attribuée dans le cadre de notre symposium de janvier pour nous faire part de l’intérêt d’une approche thérapeutique holistique dans laquelle elle semble trouver de meilleures réponses en termes de résultats cliniques.
Par Christine ROMAGNA
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Docteur des Universités, ex MCU-PH en parodontologie, DU psychosomatique et médiations corporelles
Pratique libérale en Parodontologie, Implantologie, Beaune 21200.
Pour aborder le diagnostic et traitement des maladies parodontales, nous considérons depuis de nombreuses années le microbiote buccal déséquilibré avec la détection en particulier de bactéries pathogènes telles que l’Aa, celles du complexe rouge de Socransky Pg, Td et Tf. Nous prêtons attention aussi aux prédispositions génétiques, aux causes comportementales tels que le tabagisme ou les insuffisances nutritionnelles en vitamines, et aux facteurs de risque de l’hôte. Les effets du stress sont propices au développement des maladies parodontales, les patients angoissés sont très vulnérables. Des facteurs locaux iatrogènes (obturations débordantes, prothèses mal ajustées, interférences occlusales, déplacements orthodontiques mal contrôlés,...) amplifient les lésions parodontales et expliquent parfois leurs localisations. Nous savons que nombre de pathologies générales –maladies cardio-vasculaires, maladies auto-immunes inflammatoires, diabète de type II, grossesse et naissances prématurées ou bébés de petit poids- ont un lien direct ou indirect avec les parodontites.
Plus récemment, les publications scientifiques ont démontré les liens des parodontites avec le cancer du pancréas, de l’œsophage, les pathologies pulmonaires, les troubles de l’érection, la maladie d’Alzheimer dans laquelle la bactérie Pg semble jouer un rôle…
Il y a donc un AVANT, avec le focus mis sur le caractère infectieux des maladies parodontales, et le regard limité à la cavité buccale.
Désormais nous sommes sûrs de l’importance des maladies parodontales en rapport avec l’état de santé général du patient. Par conséquent la parodontologie est devenue médicale. La compréhension des mécanismes en jeu s’est approfondie avec le phénomène de dysbiose (MARSH 2003); le cousinage entre dysbiose intestinale et dysbiose du milieu buccal devient évident. Certains auteurs se sont intéressés bien sûr aux parasites et amibes, spirochètes et Trichomonas présents à côté des bactéries.
Force est de constater que le parodonte est au cœur de la santé toute entière, ce terrain de soutien des dents (os, gencive, desmodonte et cément) étant relié par les mécanismes inflammatoires et infectieux, par proximité ou à distance, avec d’autres organes du corps. La composante inflammatoire a pris le pas sur la composante infectieuse. « Selon l’ancien concept, la maladie parodontale était une maladie infectieuse, avec des facteurs de risque liés principalement à la nature des bactéries (immunité non spécifique, macrophage). Dans le nouveau concept, la maladie parodontale doit être considérée avant tout comme une maladie inflammatoire, dont les facteurs de risque sont liés au polymorphisme du système de défense de l’hôte (immunité spécifique, lymphocyte). » (DOUCET 2008).
Cela étant, malgré les avancées considérables de la science, la motivation et la coopération des patients en vue de l’acceptation de l’importance de ces maladies, de leur contribution indispensable à la désorganisation du biofilm et l’élimination des bactéries, et au suivi rigoureux des consignes qui leur sont données, restent laborieuses. Les patients se maintiennent souvent passivement dans l’attente du médicament antibiotique, vaccin ou « miracle » qui résoudrait à leur place l’attaque infectieuse et inflammatoire, tant ils sont habitués en médecine à ce type de solutions thérapeutiques. On peut à juste titre penser à la pertinence et l’absolue nécessité d’apprendre des thérapies comportementales et cognitives qui permettraient de corriger le rapport du patient avec sa cavité buccale et favoriser un meilleur résultat des traitements que nous savons leur proposer par ailleurs de façon éclairée par la science et parfaitement justifiés. Il a même été proposé d’établir des profils psychologiques afin que nous puissions mieux cerner nos patients, les cibler, et trouver ainsi des interlocuteurs plus concernés.
Il faut toutefois faire le constat et admettre que nous sommes loin de savoir éviter la récidive de certains patients, qui du coup ne sont pas plus aidés par les solutions dites avancées d’avulsions et remplacement par des implants. Au contraire, le constat est encore plus désolant quand les implants sont eux-mêmes concernés par la péri-implantite. Avec toutes les conséquences financières et le risque de conflit qui en découlent, conflit lié à la plainte du patient insatisfait voire désespéré d’avoir pourtant confié sa bouche à des praticiens experts et avoir été traité selon les critères présumés fiables des données avérées de la science, des valeurs sûres de la technologie et l’usage des meilleurs biomatériaux…
Alors que manque-t-il à l’approche scientifique ? Et quelle déconvenue d’échouer malgré le recours aux meilleures techniques, et même au coaching et aux techniques performantes de communication !
C’est là que je me suis interrogée sur le pourquoi et même le pour quoi des maladies parodontales. Je me suis ouverte plus largement à l’écoute des patients en tentant de déceler leurs explications souvent très personnelles de l’apparition de leur maladie parodontale, de leur perception des symptômes et de leurs effets sur la vie quotidienne... En quoi ces symptômes interfèrent-ils avec la trajectoire de l’être humain qui est là présent en face de moi, son vécu, ses expériences ? En quoi cela modifie cette trajectoire et à quelles fins ? Qu’est ce que cet état parodontal révèle de l’état de la personne toute entière, l’état de son désir, de son énergie, de son envie de vivre pleinement ?
Je reconnais certes que la science nous donne la voie de la fiabilité et de la rigueur nécessaires à la prise en charge adéquate de ces pathologies par la connaissance précise des étiologies et une compréhension juste des mécanismes inflammatoires, cellulaires, enzymatiques en jeu. Mais j’ai accepté de porter aussi mon regard et mon intérêt sur le patient en tant que personne singulière indivisible qui ne peut être expliquée par ses composantes physique, physiologique et psychique considérées séparément. Une approche holistique n’ôte rien à la valeur scientifique. Elle peut par contre améliorer la coopération du patient et conduire vers sa guérison. Car nous traitons certes. Mais s’il coopère en plus et comprend jusqu’aux tréfonds de ses cellules, le patient peut guérir. Cela lui appartient. A lui. Cette approche totalement ouverte et libre donne des clés pour enrichir et embellir la pratique en parodontie. Approche qui offre un cadeau : celui de la vie vivante pour le patient et aussi pour le praticien qui devient plus que parodontiste. Il devient accompagnateur de santé voire thérapeute au sens à la fois strict et vaste du terme…
Il n’y a rien d’étonnant à cette approche quand on se souvient que la bouche est le lieu des premières expériences sensorielles, toniques et motrices (succion du pouce déjà in utéro). Elle est le lieu du développement de l’être humain avec les fonctions essentielles de nutrition, déglutition, mais aussi proprioception et gustation. Le bébé porte tout à la bouche pour découvrir les objets qui l’entourent. A cela s’ajoute l’appui sur les dents jusqu’aux parafonctions comme le bruxisme, même chez l’enfant… Participation de l’occlusion à la posture et au renforcement de la motricité. Lieu de sensorialité, de sexualité, d’expression du sourire, la bouche est fondamentale aux spécificités de l’être humain qui le différencient du monde animal. La morsure est naturelle chez l’animal, interdite chez l’humain… Quant à la parole, n’est elle pas émise en ce lieu intime et tellement complexe ? Tout concourt à une compréhension très élargie et globale où le corps ne peut pas être dissocié de la personne en tant que psyché, âme et esprit.
Un patient reçu et considéré dans cette entièreté témoigne de sa satisfaction et amplifie à coup sûr le résultat des traitements que nous prenons soin d’appliquer avec technicité, méticulosité et dextérité quand même ! L’un n’empêche pas l’autre, l’un n’exclut surtout pas l’autre.
A titre d’exemple, et pour illustrer notre démarche, il est intéressant de regarder ce qui se passe dans cette pathologie spécifique qui a été décrite sous plusieurs dénominations, à savoir la parodontite aigue juvénile (PAJ) puis parodontite agressive. Quelque soit son nom dans les diverses classifications, on peut rappeler qu’elle concerne des patients jeunes à partir de la puberté et jusqu’à 35 ou 40 ans, qu’elle progresse de façon fulgurante et inexpliquée sauf par la présence de la bactérie Aa dont on connait le pouvoir de pénétrer à l’intérieur même des tissus parodontaux. Il est admis qu’il s’agit vraisemblablement d’une transmission verticale de parent à enfant. La principale étiologie retenue est la transmission génétique car ce sont souvent les populations d’origine africaine (Amérique du Nord, Afrique noire, Afrique du Nord) et aussi du Moyen-Orient et asiatique parfois qui en sont atteintes. Mais pas exclusivement. Dans notre pratique depuis 35 ans, nous avons diagnostiqué et traité ces pathologies chez d’autres jeunes patients stressés, quelquefois fumeurs, mais pas toujours, en rébellion adolescente souvent...
L’atteinte porte curieusement sur les incisives mandibulaires et maxillaires et sur les premières molaires. Il s’agit donc des dents qui poussent vers l’âge de 6 ans. La littérature a tenté d’expliquer ces lésions localisées par l’hypothèse de niches écologiques propices au développement de certaines bactéries. Pour ma part je trouve cette explication un peu courte... Que ces lésions soient symétriques –images en miroir-, cela peut se comprendre par la logique des choses, mais pourquoi les molaires et les incisives seulement ?
Regardons ce qui se passe du point de vue occlusal. Des auteurs (LEGALL et LAURET 2002, 2011) ont décrit le rôle des premières molaires. Je les cite : « Avant l’évolution sur l’arcade des premières molaires, les cycles de mastication sont assez désordonnés. L’évolution de ce couple de molaires à 6 ans marque chez l’enfant l’installation de la fonction masticatoire adulte. Dès cette période, les premières molaires sont les dents directrices du guidage dento-dentaire postérieur, et elles le resteront »... Ces auteurs ajoutent que la mise en place du guidage antérieur par les incisives se fait également vers 6-7 ans. On pourrait donc en déduire que ces dents sont très sollicitées par la fonction masticatrice et que cela donne une explication rationnelle à leur atteinte spécifique. C’est une donnée anatomique certes, mais pas seulement... car, à partir de 6 ans, moment de l’apparition de la denture définitive, il se produit un changement majeur dans le développement de l’enfant. C’est un passage de l’appui lingual à l’appui mandibulaire. Un premier stade avait été franchi avec le passage de la bouche encore édentée du nourrisson qui tétait le lait, vers la bouche équipée d’une denture de lait permettant la mastication d’une nourriture diversifiée. Mais il y avait encore les habitudes d’avaler « tout, tout entier, tout rond, et même tout, tout de suite !... » Avec les dents de 6 ans, on peut commencer à disséquer, mastiquer vraiment. « Mâche doucement, prends le temps de mâcher » répètent les parents à leur enfant. C’est l’entrée dans l’autonomie, ne dit-on pas « l’âge de raison », c’est aussi une période d’entrée dans la vie sociale avec les apprentissages, l’école, une mise à la norme sociétale. Et les adultes en profitent pour proposer de l’ortho –une mise en ordre, mettre droit- en tout genre : orthophonie, orthopédie, orthodontie... On parle en pédopsychiatrie du passage du petit enfant au grand enfant, l’enfant « docile » (SIRVEN 2002). L’âge de 6 ans est donc le moment de sortie du lien primitif entre le corps de l’enfant et le corps de la mère. C’en est une preuve physique. Cela peut être vécu comme une épreuve, un arrachement, comme un « déracinement ». Selon R. SIRVEN 2011, psychosomaticien, spécialiste de l’enfant et de l’adolescent, « La dentition n’est pas seulement témoin mais outil de transformation du corps de l’enfant séparé, individué, fonctionnant pour soi. Il suffit de voir la transformation du visage de l’enfant provoquée par la mise en place des dents définitives, « les dents de soi », qui succèdent aux « dents de lait ». Je ferai ici la remarque de la surprise fréquente des parents qui les trouvent « bien grandes ces nouvelles dents ! », en particulier les incisives centrales dans ce nouveau visage de leur enfant qui leur échappe un peu et ne ressemble déjà plus au petit enfant charmant d’avant, celui qui avait de jolies dents de lait toutes petites, mignonnes et bien alignées !
La bouche est le lieu paradigmatique du développement de l’être humain. Le développement bucco-dentaire à lui seul atteste des différents passages et stades de la vie. Du nourrisson téteur au sujet denté (et au moment de la vieillesse une dégradation physiologique qui l’édente à nouveau) avec les conséquences respiratoires entre voie buccale et voie nasale, crispation des mâchoires pouvant aller jusqu’au bruxisme, parafonctions, auto-mutilation, pathologies.
Chacun sait que l’adolescence est un moment crucial de métamorphoses, de difficultés, de passage de la puberté bien sûr, de rébellion voire d’agressivité. C’est un moment où se réactivent les problématiques du sujet, toutes celles accumulées depuis la conception, la naissance, l’enfance, comme une récapitulation. Il n’est donc pas étonnant que des pathologies parodontales comme la PAJ ou Parodontite Agressive (le choix des mots scientifiques peut même être juste et plein d’humour à l’insu des auteurs...) puissent concerner des patients jeunes, parfois déracinés, et soient localisées précisément sur leurs dents de 6 ans.
Les traitements mis en œuvre doivent prendre en compte la stimulation de la coopération du patient, l’encouragement, et beaucoup de compréhension devant le sens de cette maladie. Elle en dit long sur le mal vécu des premières années... Le risque de perdre les dents de 6 ans expose à une mutilation esthétique et à la perte des déterminants du cycle de mastication. Le biofilm étant désorganisé, les bactéries spécifiques en présence peuvent être éliminées avec l’ajout d’une antibiothérapie ciblée (choisie grâce à un diagnostic microbiologique) et des antiseptiques appropriés bien sûr. Un traitement d’assainissement progressif en 4 séances bouche complète, au moyen d’inserts à ultrasons spécifiques, suffira souvent. Il est recommandé vivement de vérifier les mouvements mandibulaires et les interférences éventuelles. Elles peuvent être corrigées à condition de respecter scrupuleusement les données originelles de l’occlusion du patient (examen initial rigoureux et évaluation des fonctions). Enfin, une stabilisation des dents mobiles pourra favoriser une meilleure réparation tissulaire osseuse, desmodontale et gingivale. Les techniques de régénération tissulaire avec apport de dérivés de la matrice amélaire, acide hyaluronique, comblements osseux, RTG par membrane, et greffes gingivales sont possibles mais ne seront envisagées qu’après réévaluation, contrôle strict des bactéries et coopération du patient.
En conclusion, une prise en compte holistique n’exclut rien des données de la science et n’exclut pas non plus la connaissance et l’application de techniques thérapeutiques même chirurgicales. On ne change pas de métier avec l’approche holistique. On ne devient pas psychologue professionnel. Les soins de la bouche restent éminemment basés sur la technicité, la matière, mais la considération du patient dans son entièreté physique, psychologique, émotionnelle, et même spirituelle améliore la compréhension de ce qui agit dans la maladie, permet au patient de lui trouver un sens et peut contribuer à déclencher un message que les cellules du corps comprennent parfaitement, les amenant à stopper le processus de perte et dégradation, retourner leur potentiel et fonctionner vers la réparation, la régénération et la guérison.
BIBLIOGRAPHIE
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LEGALL MG, LAURET JF, PICQ P. Occlusion et fonction : une approche clinique rationnelle. Ed CdP coll JPIO, 2002
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ROMAGNA C., GRENIER C., SIRVEN R. De l’harmonie et de la sérénité dans nos traitements. Réalités cliniques 25 n°3, pp 253-260, 2014
SIRVEN R. Conférence donnée à la SFOPSH. Rencontres annuelles 2011
SIRVEN R. L’enfant de 6 à 12 ans ou l’âge docile. Livre Ed L’Harmattan Psychologiques. 2002
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